Faire face à l'oubli.

jeudi 21 mai 2009

Règles pour le parc humain - Peter Sloterdijk, extraits.


C'est une conférence qui date de la fin des années 90, vous pouvez la trouver pour 2,50€ aux éditions des Mille et une Nuit, la couverture est hideuse mais finalement assez fascinante.
Plus on poursuit la lecture plus le propos s'éloigne du noyau, du sujet initial et réclame des références. C'est à la base une réponse à
la Lettre sur l'humanisme de Heidegger. Les débuts, comme vous le verrez, sont incroyablement prometteurs et passionnants, j'y ai retrouvé la continuité ce que j'avais pu lire chez Proust (Sur la lecture), soit l'idée que nous demandons des vérités et des réponses aux écrivains là où ils ne nous donnent que des désirs. Voici peut-être le point commun fondamental entre littérature et philosophie : ces deux arts demandent que le lecteur philosophe dans un cas, écrive dans un autre; il ne peut s'en tenir aux lectures irresponsables des philosophes et écrivains. La passivité est une illusion, une notion de simili-lecteur, celui-là même qui lit pour "s'évader"; il n'a jamais été question pour le lecteur de s'évader mais bien de s'engager encore plus dans le monde. Si le sujet vous intéresse quelques lectures que je vous conseille fortement :

Sur la lecture - Marcel Proust
La politesse - Henri Bergson
Qu'est-ce que la littérature? - Jean-Paul Sartre  


Voici quelques extraits soulignés dans le livre que j'aimerais garder en tête et que je retranscris:

"Comme l'a relevé un jour Jean Paul, les livres sont de grosses lettres adressées aux amis. En écrivant cette phrase, il a désigné par son nom [...] la nature et la fonction de l'humanisme : il constitue une télécommunication créatrice d'amitié utilisant le média de l'écrit.

Depuis que la philosophie existe comme genre littéraire, elle recrute ses partisans en écrivant sur l'amour et l'amitié, et en le faisant de manière contagieuse -car elle veut aussi inciter d'autres personnes à cet amour.

Si la philosophie a pu demeurer virulente jusqu'à nos jours elle ne le doit qu'à sa faculté de se faire des amis par le texte = chaîne épistolaire.

Cela fait partie des règles du jeu de la culture de l'écrit : les expéditeurs ne peuvent prévoir qui seront leurs véritables destinataires.
L'expéditeur de ce genre de lettres d'amitié envoie ses textes au monde sans connaître les récepteurs - ou bien, s'il les connaît, il est tout de même conscient du fait que l'émission de la lettre dépasse ces destinataires et peut provoquer une quantité indéterminée de possibilités de lier amitié avec des lecteurs qui n'ont pas de nom et ne sont souvent pas encore nés.
L'amitié hypothétique entre le rédacteur des livres ou des lettres et les récepteurs de ses messages constitue un cas d'amour du plus lointain - tout à fait dans le sens où l'entendait Nietszche, lequel savait que l'écrit est le pouvoir de transformer l'amour de l'immédiat et du prochain en un amour pour la vie inconnue, éloignée, à venir.

L'écrit met en marche une opération dans le non avéré, il lance une séduction dans le lointain.
Dans les faits, le lecteur qui s'expose à cette grosse lettre peut interpréter le livre comme un carton d'invitation, et s'il se laisse réchauffer par cette lecture, il s'inscrit dans le cercle des destinataires, pour confirmer l'arrivée du message.

Au coeur de l'humanisme ainsi compris, nous découvrons un fantasme de secte ou de club -le rêve de la solidarité fatidique
(=révélé, fixé par le destin) de ceux qui sont choisis pour pouvoir lire.
Pour le Vieux Monde, la capacité de lire signifiait effectivement quelque chose comme l'appartenance à une élite auréolée de mystère -à cette époque, les connaissances grammaticales passaient en bien des lieux pour la quintessence de la magie : de fait, l'anglais médiéval tirait déjà le mot glamour du mot grammar : à celui qui sait lire et écrire, d'autres impossibilités paraîtront faciles à surmonter.

Désormais, les peuples se sont organisés comme des amicales obligatoires, intégralement alphabétisées, ne jurant que par un canon de lecture toujours obligatoire dans l'espace national."

Ici peut-être, la même idée que chez Bergson : la littérature comme un fond commun entre les citoyens d'une même nation qui les feraient devenir amis, possédant le même sentiment d'appartenance, fond commun qui empêcherait tout conflit:

Que sont les nations des temps modernes, si ce n'est des fictions efficaces d'opinions publique lisant, qui deviendraient, par le biais des mêmes textes, une alliance d'amis partageant le même état d'esprit? 
Le service militaire obligatoire pour les jeunes gens et la lecture universelle des classiques pour les jeunes des deux sexes caractérisent l'époque bourgeoise classique, c'est-à-dire cette époque d'une culture humaniste armée et lettrée.

Là où Bergson semblait enthousiaste et profondément convaincu de la nécessité d'une culture littéraire partagée par un même peuple, Sloterdjidk, un peu plus de 100 ans après, observe la disparition de ce pouvoir fédérateur de l'écriture et de la lecture au sein des sociétés modernes :

Par sa substance, l'humanisme bourgeois n'était rien d'autre que le pouvoir absolu d'imposer les clasiques à la jeunesse et d'affirmer la validité universelle des lectures nationales. Les nations bourgeoises seraient ainsi elles-mêmes, jusqu'à un certain degré, des produits littéraires et postaux - les fictions d'une amitié fatidique avec de lointains compatriotes, et avec des lecteurs, liés par la sympathie, d'auteurs communs suscitant parmi eux un enthousiasme inconditionnel.


Si cette époque paraît aujourd'hui irrévocablement dépassée, ce n'est pasp arce que les êtres humains, en raison de quelque humeur décadente, ne saraient plus disposés à accomplir leur pensum littéraire; l'époque de l'humanisme national et bourgeois est arrivée à son terme parce que l'art d'écrire des lettres inspirant l'amour à une nation d'amis, quel que soit le profesionnalisme avec lequel on l'exerce, ne suffirait plus à établir le lien télécommunicatif entre les habitants d'une société de masse moderne.

Après l'établissement médiatique de la culture de masse dans le monde industrialisé après 1918 (radio) et après 1945 (télévision), et plus encore avec les révolutions actuelles des réseaux, on a donné de nouvelles bases à la coexistence des êtres humains dans les sociétés actuelles.

Les grandes sociétés modernes ne peuvent plus produrire que marginalement leur synthèse politique et culturelle par le biais des médias littéraires, épistolaires et humanistes. Cela ne signifie en aucune manière que la littérature soit arrivée à son terme mais elle s'est affinée pour devenir une sous-culture.

La synthèse sociale n'est plus - pas même en apparence - essentiellement une affaire de livres et de lettres. Aujourd'hui, de nouveaux médias de la télécommunication politico-culturelle ont pris la tête du mouvement, ils ont réduit à une dimension modeste le schéma des amitiés nées de l'écrit. Nous avons quitté l'ère de l'humanisme des temps modernes, considéré comme un modèle scolaire et éducatif, parce que l'on ne plus plus maintenir l'illusion selon laquelle les grandes structures politiques et économiques pourraient être organisées selon le modèle amiable de la société littéraire.

L'humanisme, comme mot et comme chose, a toujours un "contre quoi", car il s'engage à aller tirer l'homme hors de la barbarie.
On comprend facilement que l'époque ayant fait des expériences singulières avec le potentiel barbare libéré par les interactions violentes entre êtres humains, soit justement aussi celle où l'appel à l'humanisme à coutume de devenir plus bruyant et plus impératif.

que ce soit sous la forme d'une brutalité guerrière et impériale immédiate ou sous celle de la bestialisation quotidienne des êtres humains dans les médias du divertissement désinhibant.
Les Romains ont fourni à l'Europe les modèles déterminants de cette brutalité et de cette bestialisation -d'une part, avec leur militarisme omniprésent, d'autre part avec leur industrie de divertissement fondée sur les jeux sanglants -un genre d'avenir. Le thème latent de l'humanisme est donc une manière de faire sortir l'être humain de l'état sauvage,
et sa thèse latente est la suivante : la bonne lecture apprivoise.

Les êtres humains, dans les cultures civilisées, sont constamment revendiqués par deux puissances culturelles à la fois : influence inhibante et influence désinhibante.

L'éthiquette "humanisme" évoque  -sous un aspect faussement anodin- la bataille permanente pour l'être humain qui s'accomplit sous la forme d'une lutte entre les deux tendances qui bestialisent et celles qui apprivoisent.

On ne peut comprendre l'humanisme antique qu'en le concevant aussi comme une prise de parti dans un conflit médiatique -c'est-à-dire comme une résistance du livre à l'amphithéâtre et comme une opposition de la lecture humanisante, créatrice de tolérance, source de connaissance, face au siphon de la sensation et de l'enivrement dans les stades, un courant déshumanisant et colérique. Ce que les Romains cultivés appelaient humanitas serait inconcevable si ces "humanités" n'exigeaient pas que l'on s'abstienne de participer à la culture de masse dans les théâtres de la cruauté.
Quand bien même l'humaniste viendrait à s'égarer dans la foule hurlante, ce ne serait que pour constater qu'il est lui aussi un être humain et qu'il peut donc être infecté par la bestialisation. Il sort du théâtre pour revenir chez lui, honteur d'avoir participé involontairement à ces sensations contagieuses, et il est désormais enclin à admettre que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Mais cela prouve uniquement que l'humanité consiste dans le fait de choisir les médias qui apprivoisent sa propre nature afin de la faire évoluer, et de renoncer à ceux qui la désinhibent. Le sens de ce choix médiatique est de se déshabituer de sa propre bestialité éventuelle et de mettre de la distance entre soi-même et les dérapage déshumanisant de la meute théâtrale des hurleurs."

anthropodicée : détermination de l'être humain à l'égard de son ouverture biologoique et de son ambivalence morale.  Mais lorsqu'on place dans cette perspective, la question de savoir comment l'être humain pourrait devenir un être humain vrai ou véritable est inélecutablement posée comme une question de médias, si nous entendons par "médias" les moyens de communion et de communication par l'usage desquels les humains se cultivent eux-mêmes pour devenir ce qu'ils peuvent être et ce qu'ils seront.

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