Faire face à l'oubli.

samedi 30 mai 2009

Aden Arabie - Paul Nizan


Ce n'est pas à proprement parler un roman de voyage, mais bien un voyage qui est prétexte à d'essentielles réflexions sur la liberté. Paul Nizan ressent le besoin de fuir l'Europe pays d'hommes embarassés par leur liberté. Il part avec les fantasmes qu'on se fait du voyage et se voit très vite heurter à la réalité. De la même manière que les évènements ne viennent pas à nous, ce n'est pas le voyage qui nous fait, c'est nous qui décidont de le faire.
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Ainsi, il y avait dans ce temps cruel dont je parle, des hommes qui voulaient vraiment fuir les niches où les fixaient les chaînes de causes auxquelles ils ne comprenaient presque rien. Ils le voulaient sans hypocrisie, sans docilité à des mots d'ordre littéraires: ils n'étaient pas tous des intellectuels adonnés aux délices de leurs raisonnements abstraits. Ni des amateurs oisifs qui aiment les paquebots des croisières ruineuses, ni 
des commerçants anonymes. Ces fuites étaient naturelles comme des crimes, des mariages, des suicides, qui sont en tel et tel nombre dans un pays. Les Pouvoirs connaissaient assez bien ces désirs pour les utiliser aux fins les plus brutales de leur activité : le recrutement des marins et des militaires de carrière, la paix sanglante de leurs expériences coloniales. Les affiches de racolage à la porte des gendarmeries, des casernes, des mairies, les articles du "Temps" colonial, exploitaient avec une ruse grossière le désir que des paysans, des ouvriers, des employés pouvaient avoir d'échapper à leur vieille peau : elles promettaient avec la certitude de la nourriture et du lit, les plaisirs des tropiques, la facilités des femmes de couleur, séduisaient les coeurs par des artifices enfantins qu'inspirait une connaissance élémentaire mais efficace des tentations humaines."

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Que contenait encore le nom du voyage? Qu'y avait-il dans cette boîte de Pandore?
La liberté, le désintéressement, l'aventure, la plénitude, tout ce qui faisait défaut à tant de malheureux et n'était possédé qu'en rêve, comme les femmes par les adolescents catholiques
. Il contenait la paix, la joie, l'approbation du monde, le contentement de soi-même. 
On faisait un sort à des exemples devenus vénérables. Stevenson, Gauguin, Rimbaud, Rupert Brooke. beaucoup d'écrivains étaient employés dans la diplomatie, et le nombre et la vitesse des trains internationaux, le dévelopmment des lignes de navigation mettaient le déplacement à la portée de tous.
Les Parisiens sédentaires comm des moules se sentaient émus par les affaires du P.L.M., par les sifflets des trains sous le pont de l'Europe, comme les courtisans de Louis XVI par un bêlement de mouton et un tableau de Watteau: ils pensaient  à des voyages comme les habitants du XVIIIe siècle étaient malades du désir de la campagne, des archipels bienheureux et allaient à Ermenonville lire les écrits champêtres de Rousseau.
Nous possédons une tradition rarement interrompue de l'espace géographique, favorisée par les expéditions maritimes et que le développement républicain de l'instruction gratuite et obligatoire a contribué à rendre populaire.
Tous les instituteurs encouragent l'amour des pays étrangers. Cette tradition est aussi répandue que l'utilisation du suffrage universel. Elle remonte aussi loin qu'aux débuts de la Renaissance: c'était un temps où les gens commençaient à en avoir assez où ils étaient passionés par des histoires de paradis terrestres perdus et retrouvés, par des anecdotes morales sur les bons sauvages."


"Il n'y a que de maigres vérités dans les expressions proverbiales, mais quand on dit aux enfants que les alouettes ne tombent pas rôties dans la bouche, on leur communique une sentence efficace, cette pensée simple que les évènements ne tombent pas du ciel.
Les voyageurs ne possèdent plus pour assurer leur vie que la surface du corps, la peau avec ses organes du chaud et du froid, la vue, l'odorat, l'ouïe. Ils ne quitent pas le désoeuvrement pour rencontrer l'amour lui-même, les femmes leur sont interdites.
Elles ne courent pas les routes : pas de vivants plus attachés et plus patients que les femmes qui poursuivent en bougeant à peine des actions très profondes dont elles ne savent presque rien, je connais une femme qui ignore qu'elle a des ovaires et qui a des enfants. Ils couchent parfois avec celles qu'ils trouvent à portée de leurs mains, troublées par chance et ouvertes comme l'on dit que les juments en chaleur étaient offertes aux semences des vents, mais elles ne les suivent pas, elles sont trop absorbées dans leurs travaux éternels. Ils ne les possèdent ni ne sont possédés, ils n'ont qu'un usufruit de corps hostiles à ces impatients.

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Si vous voulez vivre, il faudra retrouver la persévérance. Vous voulez vivre et vous filez comme des morceaux d'astres dans votre nuit. Il faudra une attention de vos jours et de vos nuits. Pendant que vous dormez, tous les êtres peuvent mourir. Pendant que vous courez, vous-même pouvez mourir.
Les voyageurs sont condamnés à ne voir des maisons où vieillissent les hommes sédentaires que des murs de toutes les couleurs, avec des curiosités simplement architecturales."


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La liberté de la mer et des chemins est tout à fait imaginaire : au commencement des voyages, elle ressemble à la liberté parce qu'elle est comparée à l'esclavage horrible qui précédait la mer. Mais voici ce qu'elle est : une licence de certains mouvements physiques; plus de contraintes à des gestes que d'autres ont voulus. Une aisance inconnue. Les routes de terre et de mer ont une faible densité d'habitants et ceux qui vivent sur elles ne sont pas des gens à prescrire et à défendre tel ou tel mouvement. Les membres peuvent réellement se mettre à l'air, se donner de l'air : nul geste qui soit encombrant ou inconvenant, ou obscène, pas de foule que le coude puisse heurter, aucun de ces gestes honteux que font les êtres de la foule, comme de presser sournoisement les hanches si larges d'une femme, de se regarder à la dérobée pour contrôler son personnage, comme de cracher vite, et en se détournant, dans un mouchoir. Vous pouvez urinez librement dans la mer : nommerez vous ces actes la liberté?
La liberté est un pouvoir réel et une volonté réelle de vouloir être soi. Une puissance pour bâtir, pour inventer, pour agir, pour satisfaire à toutes les ressources humaines dont la dépense donne la joie."

 "Les évènements ne viennent pas à domicile, les évènements ne sont pas un service public comme le gaz et l'eau. Mais il y a des routes, des ports, des gares, d'autres pays que le chenil quotidien: il suffit un jour de ne pas descendre à sa station de métro. Ils savaient cela avec une précision plus ou moins éclairée, ils étaient tous de la même bande honteuse qui connaît son état de disette quand elle sort de son travail éternel. A quels jeux employer si tard dans la journée la vacance insolite des mains, la liberté provisoire de la promenade des prisonniers?
Où sont les femmes, où sont les amis introuvables, ces choses aussi simples que l'eau et le pain?

[...]


Il était temps pour eux, il allait être trop tard pour eux d'avoir des yeux capables de voir le monde, de mettre la main sur un animal charnel, sur des objets à trois dimensions, de vivre soudain une telle journée qu'ils seraient assurés que la vie en général n'est pas le songe irrémédiable de leurs anciens déserts.
[...]
J'attends parmi eux, nous sommes des émigrants .
Je ne juge pas, toute la méthode pour bien penser est aux orties, je tremble d'inquiétude. La porte s'ouvre. On parle autour de moi du départ, on me fait des recommandations, je respire dans un vertige que je devrais trouver agréable. On me dit adieu, je file comme un mort."

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