Faire face à l'oubli.

samedi 10 janvier 2009

La Nausée - Jean Paul Sartre


"Ce soir je suis bien à l'aise, bien bourgeoisement dans le monde."

"Pourvu qu'ils ne viennent pas de voyageurs de commerce cette nuit : j'ai tellement envie de dormir et tellement de sommeil en retard. Une bonne nuit, une seule, et toutes ces histoires seraient balayées."

"A moins que ce ne soit le jour du monsieur de Rouen. Il vient toutes les semaines, on lui réserve la chambre n°2, au premier, celle qui a un bidet. Il peut encore s'amener : souvent il prend un bock au Rendez-vous de Cheminots avant de se coucher. Il ne fait pas trop de bruit, d'ailleurs. Il est tout petit et très propre, avec une moustache noire cirée et une perruque. Le voilà.
Eh bien, quand je l 'ai entendu monter l'escalier, ça m'a donné un petit coup au coeur, tant c'était rassurant : qu'y-a-t-il à craindre d'un monde si régulier ? Je crois que je suis guéri.


"Ce qu'il y a, c'est que je pense très rarement ; alors une foule de petites métamorphoses s'accumulnt en moi sans que j'y prenne garde et puis, un beau jour, il se produit une véritable révolution."


"Il reste encore une vingtaine de clients, des célibataires, de petits ingénieurs, des employés. Ils déjeunent en vitesse dans des pensions de famille qu'ils appellent leurs popotes et, comme ils ont besoin d'un peu de luxe, ils viennent ici, après leur repas ils prennent un café et jouent au poker d'as : ils font un peu de bruit, un bruit inconsistant qui ne me gêne pas. Eux aussi, pour exister, ils faut qu'ils se mettent à plusieurs.
Moi je vis seul, entièrement seul. Je ne parle à personne, jamais ; je ne reçois rien, je ne donne rien."

"Maintenant, je ne pense plus pour personne ; je ne me soucie même pas de chercher des mots. Ca coule en moi, plus ou moins vite, je ne fixe rien, je laisse aller. La plupart du temps, faute de s'attacher à des mots, mes pensées restent des brouillards. Elles dessinent des formes vagues et plaisantes, s'engloutissent : aussitôt, je les oublie.
Ces jeunes gens m'émerveillent : ils racontent, en buvant leur café, des histoires nettes et vraisemblables. Si on leur demande ce qu'ils ont fait hier, ils ne se troublent pas : ils vous mettent au courant en deux mots. A leur place, je bafouillerais. Il est vrai que personne, depuis bien longtemps, ne se soucie plus de l'emploi de mon temps. Quand on vit seul, on ne sait même plus ce que c'est que raconter ; le vraisemblable disparaît en même temps que les amis. Les évènements aussi, on les laisse couler ; on voit surgir brusquement des gens qui parlent et qui s'en vont, on plonge dans des histoires sans queue ni tête : on ferait un exécrable témoin. Mais tout l'invraisemblable, tout ce qui ne pourrait pas être cru dans les cafés, on ne le manque pas."

"Maintenant, il y a partout des choses comme ce verre de bière, là, sur la table. Quand je le vois, j'ai envie de dire : pouce, je ne joue plus. Je comprends très bien que je suis allé trop loin. Je suppose qu'on ne peut pas "faire sa part" à la solitude."

"Je suis au milieu de ces voix joyeuses et raisonnables. Tous ces types passent leur temps à s'expliquer, à reconnaître avec bonheur qu'ils sont du même avis. Quelle importance ils attachent, mon Dieu, à penser tous ensemble les mêmes choses."

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